Auteur : Said BENNIS
Constat général
Les représentations et les attitudes des Marocains au sein du digital sont façonnées à partir de l’articulation entre les composantes d’une culture locale territorialisée et les configurations d’une société liquide virtuelle (Z. Bauman, 2006). La substance de ces représentations est désormais co-construite à partir d’éléments liés à la fois à la réalité sociale et à la « digitalité » virtuelle des Marocains.
Les articulations entre société et culture à l’ère numérique induit une triade conceptuelle composée des notions : virtuel, numérique et digital. Cette triade se distribue entre ce qui est général, ce qui est technique et ce qui est humain. La notion de « virtuel » étant celle qui réfère à la nature de l’espace en question et s’oppose dorénavant à « réel », la notion de « numérique » renvoie à la dimension technique et informatique (hard), tandis que celle désignée par « digital » se rapporte à une forme d’anthropomorphisme du numérique, à savoir sa dimension humaine et douce (soft). Partant, on peut opposer « digitalisation de la culture », « digitalisation de la société » à « numérisation du service public », « numérisation de l’administration », en se basant sur le constat que le numérique constitue le support technique, le digital étant l’humanisation du numérique. Dans cette perspective, on peut considérer que les faits sociaux sont traités numériquement et chargés sémantiquement à partir de symboles et de significations via le digital. Ainsi, les représentations et les attitudes des Marocains sur le digital peuvent être abordées à partir de la dichotomie inclusion vs exclusion.
Contexte national
Suite à la conjoncture de la Covid-19, les Marocains se sont rués de manière collective et individuelle sur l’espace virtuel et se sont transformés en citoyens virtuels, dorénavant « netoyens ». La citoyenneté réelle a été augmentée d’une citoyenneté numérique sous forme de « netoyenneté », l’enseignement en « présentiel » contre l’enseignement en « distanciel », le travail au bureau contre le télétravail …
Cependant, le changement de base demeure celui qui a affecté la logique de la socialisation. Le passage de foyers classiques réels (la famille, l’école, l’université, le parti politique, l’association, le club, le syndicat, …) vers de nouveaux foyers virtuels (Liens, Forums, Plateformes, Sites, Groupes, …) a généré une culture digitale portée par une société composée d’individus à identités numériques vivant dans des mondes parallèles et visant à impacter et agir sur le monde réel, moyennant des pratiques, des comportements, des attitudes et des représentations « liquides » (Z. Bauman, 2006).
Désormais, la société marocaine est en phase de passer d’une modernité dure et stable à une modernité liquide et fluide qui pousse l’individu à un changement perpétuel, incessant et excessif. Cela a occasionné des représentations et des attitudes ambivalentes et versatiles « au jour le jour ». De plus, cette situation a généré un public « cultivé » ou une masse « cultivée », au sein de laquelle on ne peut pas distinguer une « élite cultivée ».
La culture au sens que lui confère Bourdieu a perdu sa portée sociale et devenue en conséquence de nature liquide, contrebalancée dans un espace ouvert à toutes les alternatives, et s’est transformée même en objet de séduction, de marketing personnel et de buzz, loin des fins de la rationalité, de la provocation intellectuelle, de la promotion de l’esprit critique, de la consolidation des composantes du lien social et de la diffusion des principes du vivre ensemble.
Comme conséquence directe, l’opinion ainsi que le débat public sont dorénavant contrôlés à partir d’un mécanisme dual axé sur deux temps, celui de la privation de l’information véridique et celui de l’addiction à l’information fallacieuse. Ce qui génère un état psychologique d’anxiété individuelle et d’instabilité collective qui correspond à une « utopie liquide ». Cette utopie liquide faite d’ambivalence, de dualisme et d’antagonisme constitue le socle des représentations et des attitudes des Marocains sur le répertoire digital.
En outre, l’articulation de la culture aux interactions digitales est tributaire d’un espace défragmenté et en perpétuel changement, ce qui a engendré une mutation au niveau des objectifs de la socialisation basée sur une matrice de valeurs commune vers des fins et des visées qui versent dans la diffusion et le partage de la banalité, de la médiocrité, des théories du complot, de l’extrémisme, et des micro-récits, de l’intimidation, de la diffamation, du « bullying »… On peut alors stipuler que dans ce contexte, comme présenté supra, les représentations des Marocains au sein du digital demeurent liées à un changement social qui n’a pas abouti, à savoir celui du passage à la société de connaissance. C’est pourquoi, le passage à la société de connexion selon les chiffres de l’ANRT (2023) a généré une métamorphose faisant passer de l’individualisme à l’isolement, autrement dit de personnes individualistes à des personnes isolées dans une nouvelle configuration citoyenne (H. Rachik, 2007), à savoir la netoyenneté. Cette nouvelle donne impacte directement la nature et l’essence des représentations des Marocains sur le digital.
Questionnements qualitatifs
On est en droit d’évoquer un digital marocain, un répertoire national en se basant sur une pléiade de phénomènes digitaux d’allure « effarante » qui alimentent l’opinion ainsi que le débat public et influencent les structures de la société. Il s’agit ici de phénomènes tels que les « ikchwan iknawan », les « routini lyawmi », « Les récits de couple », les campagnes de solidarité inconditionnelle, les séquences de vie quotidienne (photos, vidéos, …), les scènes de violence et d’agression, les « Réels marocains », les « shorts régionaux »…
En conséquence, les entrecoupements entre représentations sociales et faits interactifs sont fonction d’une rhétorique interactive et d’un technodiscours, d’un « digilecte » qui hypothèquent d’une certaine manière l’avenir des changements et des mutations de la société marocaine. A partir de cette logique, la plupart des constituants classiques du lien social (relations familiales, tribales, territoriales, professionnelles ou sociétales, communication publique, débat public, revendications citoyennes, …) sont devenus tributaires d’éléments renouvelés, instables et en mouvement, dominés par une « union digitale » avoisinant une pratique d’addiction et de présence démesurée sur l’espace virtuel. Cette addiction a induit une « veille digitale » qui a engendré une substitution de l’espace public marocain « réel » et de ses rôles par un espace virtuel occasionnant des marges de liberté d’expression mais aussi des pans de haine et de violence. En effet, ces marges peuvent contenir des teneurs et des contenus paradoxaux. D’une part, elles sont des arènes à la fois pour l’exercice de la violence symbolique et pour l’apprentissage de la culture de haine axés sur les antagonismes (xénophobie, panarabisme, racisme, « Zlayjiya » nationalisme, chauvinisme, identité crispée, …). D’autre part, elles se présentent comme une sphère de socialisation positive, de pratiques citoyennes, d’ancrage identitaire, de renforcement du « tamaghribit » (S. Bennis, 2022), d’appartenance au Royaume du Maroc, de consensus sur l’intégrité territoriale et de fierté de l’histoire, de la civilisation et de la spécificité marocaine.
Taxinomie des représentations digitales
Comme mentionné supra, la transition de la société réelle vers la société virtuelle a débouché sur une transition parallèle en termes de citoyenneté : de la citoyenneté réelle à la citoyenneté virtuelle ou « netoyenneté ». Il est alors impératif de comprendre les nouvelles valeurs et représentations digitales découlant de cette nouvelle forme de citoyenneté, ainsi que leur impact sur les pratiques et les perceptions réelles de l’individu. En effet, les valeurs du monde réel ont été transposées au monde virtuel et ont subi un effet de diffusion sans précédent, grâce à la nature numérique et algorithmique du partage. C’est pourquoi les valeurs et les représentations ne peuvent être décrites qu’à partir du sémantisme « digital » avec des traits [+ inclusif] vs [- inclusif].
Représentations à dominante inclusive
Les représentations à dominante inclusive sont essentiellement co-construites suite à un continuum via une nouvelle configuration aspectuelle : de la valeur dite, représentée et pratiquée, on est passé à la valeur multidimensionnelle dite, représentée, pratiquée, filmée, dessinée, animée, podcaster, « vlogger », « expériencée » (expérience sociale) … Les valeurs ne son plus seulement ces idées fédératrices et charnières permettant un bon fonctionnement de la société. Désormais, elles réfèrent aussi à des pratiques digitales et à des mobilisations virtuelles visant à cadrer et faire aboutir les bonnes actions sociétales.
Il serait notoire de soupçonner une défragmentation et régression des représentations dépendantes du rôle des foyers classiques de socialisation (la famille, l’école, l’université, le club, le parti, l’association, le syndicat…) et l’émergence d’une socialisation digitale de facto, spontanée et individualisée moyennant les différents supports des médias sociaux. Ce qui engendrerait un flux de représentations parallèles à celles du monde réel et de surcroit créerait un individu à identité double : réelle et virtuelle. Il paraît aussi judicieux d’évoquer à cet égard le changement qui peut affecter le mode du vivre ensemble et du lien social (S. Paugam, 2022).
En effet, les représentations aussi bien collectives qu’individuelles seraient en phase de mutations sporadiques puisque l’individu dépend d’une communauté constituée de listes d’amis. La convivialité et la socialisation seraient soumises à de nouvelles valeurs de nature connective ( Like, J’adore, Commentaire, Souhaiter …, partager , Hashtag, …) ; le lien social serait fonction d’un lien digital fait de relations et de structures groupales dominantes (le groupe virtuel, induisant solidarité, homogénéité, intégration, …), et la société aurait une configuration liquide où les informations et les interactions couleraient à flots sans interruption et de fait les représentations inclusives seraient ambivalentes et en mouvement.
Suite à cette nouvelle configuration, l’essence des valeurs digitales pourrait être qualifiée de positive ou de négative. Les valeurs positives se rapporteraient au devoir citoyen : le « je » qui adhère au « Nous », interface de l’opposition des valeurs collectives matérielles de la vie aux valeurs élitistes et immatérielles référant à un certain symbolisme social. Les bienfaits de la connexion digitale seraient un argument de base pour dépasser les stratégies de la communication institutionnelle, en mettant en exergue un nouvel acteur, à savoir le citoyen numérique et l’instauration d’un nouveau contrat entre l’État et le citoyen.
En contrepartie, ce nouveau contrat pourrait aboutir à une adhésion collective et une repolitisation de l’individu, en l’occurrence, les jeunes qui s’intéresseraient de plus en plus à la chose publique. Il semblerait également que le passage de l’individualisme à l’individuation (Selfie, le retour du soi intime, la glorification du corps…) renforcerait une obsession existentielle et narcissique, une exposition délibérée à l’autre (informations personnelles véridiques, les rencontres familiales virtuelles …) et une co-production d’un lien social de nature digitale.
Les représentations positives à l’égard d’actes digitaux comme interagir, partager, transférer, taguer, identifier, signaler …, renforceraient les sentiments d’appartenance à travers divers cybermouvements et expressions digitales symboliques de l’identité nationale marocaine (Tamaghribit, Événement de Guergarate, Séisme du Haut Atlas, L’enfant Rayan, Le symbolisme du drapeau marocain, La carte du royaume, La photo du Roi…). Ces nouvelles pratiques sont soutenues par des groupes comme les Moorish et des devises comme « إلا الله لاغالب » qui rappelle la victoire du Sultan Al Mouhad Yaacoub Al Mansour sur les armées Castillanes dans la bataille d’AlArak.
Toutefois, la régression des valeurs de la globalisation et le retour des particularismes et l’émergence de régions « démondialisées » (E. Morin, 2012), la redécouverte de l’autosuffisance (Expérience marocaine lors de la Covid-19) auraient participé à l’apparition d’un répertoire digital marocain préconisant une matrice de valeurs territorialisées, eu égard aussi à la désillusion totale provoquée par la partialité des medias occidentaux à l’égard du génocide en cours à Gaza.
L’empathie et la solidarité inconditionnelle avec les victimes et l’avènement d’une « singularité collective » au sein de laquelle l’individu représenterait la collectivité et la collectivité représenterait l’individu (« Koulouna Ikram », « mouqati3oun », « Koulouna Rayan », « Koulouna Lħawz »… Cette empathie se baserait sur le principe de l’agentivité qui s’oppose à la structure (agency vs structure), une compétence d’agir qui permet à l’individu de se donner un nouveau rôle, à savoir d’influencer et d’impacter sa société (structure). De cela témoignent les interactions digitales et les mouvements de protestation en ligne et hors-ligne contre le projet de loi 22.20, la campagne de boycott de 2017, les noms de rue à Temara portant les noms des Oulemas religieux du Golf, le mouvement de solidarité suite au séisme d’Al Haouz … Par ailleurs, le Marocain à tendance humaniste glorifiant l’humain et les idéaux utopiques contribuerait à l’émergence d’un espace « propre » « non contaminé » pour contrecarrer la floraison d’un espace décevant, pandémique et viral subséquent à des contenus fallacieux émanant des fake news. Cet espace se transformerait en espace abritant les valeurs de la négociation et de la délibération et par la suite occasionnant une forme de démocratie délibérative. Cette dernière dépasserait celle dite participative, en incitant à une citoyenneté positive consolidant les composantes du lien digital à travers la recrudescence de l’activisme digital (M. Burnier, 2018).
Représentations à dominante exclusive
Les représentations à dominante exclusive seraient des représentations à travers lesquelles l’espace virtuel se convertirait en un creuset où se développent les attitudes et les pratiques de violence, de haine et de xénophobie. Les représentations sur l’extrémisme, le suicide, la violence numérique, le discours de la haine, le racisme, les récits marginaux, le harcèlement numérique fonctionnent comme des attributs de l’exclusion. De tels attributs façonnent les relations et les interactions digitales et remodèlent les nouvelles valeurs digitales existentielles du vivre ensemble, notamment par les usages de réflexes numériques telles que bloquer / débloquer / ignorer / Ne plus suivre / retirer des ami(e)s / signaler, créant ainsi à la fois des valeurs d’isolement et d’addiction, signe avant-coureur d’une forme de « rétention digitale ».
Le goût général et le sens commun seraient dorénavant déterminés par des algorithmes numériques menant à la modélisation des interactions digitales et à l’éviction du sens critique, en promulguant des énoncés et des « expressions fast- food », dans tous les champs de la vie sociale : expressions de politesse, locutions de bienséance, séquences d’invectives, segments de haine verbale… Par analogie aux produits industrialisés dont les conséquences sont néfastes sur la santé des individus, ces « expressions fast- food » constitueraient une forme ancrée et sournoise d’assimilation, d’absence de nuances et de déformation culturelle.
La notoriété sociale dépendrait partant d’une logique digitale basée sur les statistiques numériques ; il s’ensuivrait une mutation sociale accentuant le passage d’une notoriété réelle vers une notoriété digitale et d’une « notoriété de mérite » à une « notoriété de rente » comme celle des influenceurs. La transition de l’individu citoyen à l’individu numérique dont les valeurs se résumeraient à des actes digitaux comme le selfie (E. Godart, 2016), la réaction par des photos, le partage, le transfert serait à la base de cette nouvelle forme de représentation de la notoriété sociale.
La spontanéité et l’inadvertance d’actes digitaux tels que transférer, partager, identifier convertis en actes maladifs, involontaires et inconscients, pourraient générer des risques d’instabilité, de panique sociale et de concrétisation de représentations négatives à dominante exclusive. Ces représentations, dans le cas marocain, pourraient atteindre des degrés incommensurables d’« ethnicisation » des diverses composantes culturelles et linguistiques de la société marocaine et par conséquent la réémergence de l’ethnocentrisme, de la xénophobie et de la violence digitale à l’encontre de ces représentants de l’Autre proche mais aussi à l’égard de certaines catégories de la société, en l’occurrence les femmes, les migrants…
Cette matrice de représentations pourrait parallèlement déboucher sur un « défaitisme identitaire », corollaire d’une tendance à la suprématie de l’autre, promu par des représentants de l’image de l’« intellectuel digital », à l’affût de toutes les questions qui touchent la chose publique marocaine avec une orientation au dénigrement et à l’autodérision. L’ancrage d’une matrice de valeurs négatives moyennant un espace virtuel toxique serait renforcé par différentes stratégies digitales telles que le buzz, les infotoxs, les récits marginaux et l’activisme de groupes nihilistes, en plus de l’hypertrophie de certaines valeurs assistées par les algorithmes numériques et les effets engendrés chez les jeunes élites.
Cet espace toxique pourrait conduire au danger d’une rétention de valeurs mais tout particulièrement à une déliquescence des éléments du lien social par le biais de « palliatifs à distance » et de supports numériques accompagnés d’une archéologie du soi via des photos d’enfance et des souvenirs collectifs. De ce fait, le parallélisme entre lien social réel et lien digital virtuel pencherait vers la suprématie du lien digital. Cette éventualité pourrait être renvoyée à l’anachronisme des valeurs digitales : valeurs liquides en perpétuel mouvement, d’autant plus que ces valeurs seraient antagonistes et feraient référence à une domination hétéronome, subséquente d’un espace virtuel mondialisé mais incontrôlable. Le lien digital serait, en définitive, un lien fait non seulement de conflits, de clash, d’inimitié, de confrontation et d’animosité mais aussi de propensions à la solidarité, à une nouvelle forme d’humanisme, à une empathie universelle. Ce qui aboutirait à des représentations et des valeurs fondées sur de nouvelles formes d’intelligences digitales collectives et de compétences connectives individuelle mitigées, conduisant à une reconfiguration des valeurs et des idéaux des Marocains.
À propos de l’auteur
Said BENNIS est Professeur en Sciences sociales, Université Mohamed V de Rabat.
Références citées
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BENNIS Said. 2022. Tamghrabit. Essai de compréhension des certitudes locales (publication en arabe : تَمَغْرِبِيتْ محاولة لفهم اليقينيات المحلية، مطبعة رؤى برينت. ).
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GODART Elsa. 2016. Je selfie donc je suis. Les métamorphoses du moi à l’ère du virtuel. Paris :Albin Michel.
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PAUGAM Serge. 2022 [2008]. Le lien social. Paris : PUF, coll. « Que Sais-je ? ». RACHIK Hassan. 2007. « Du vernaculaire au global : Être “ni enfant ni homme” en milieu rural (Maroc) », p. 79-91, in Mounia BENNANI-CHRAÏBI et Iman FARAG (sous la dir. de), Jeunesses des sociétés arabes. Par-delà les menaces et les promesses. Le Caire : CEDEJ – Égypte/Soudan, Aux lieux d’être, Centre d’études et de documentation économiques et juridiques. Consulté le 11 Décembre 2024. Disponible sur : https://doi.org/10.4000/books.cedej.1661